C’est une journée qui commence comme les autres. Réveillé avant le réveil. 1h30 avant le réveil. Le plus ironique, c’est que je reste persuadé que si je ne réglais pas ce foutu réveil, je ne me réveillerais pas. La vie préfère me voir en retard que fatigué encore. Quelque chose à voir sans doute avec un certain Murphy.
Je n’ai pas réellement dormi depuis quoi. Sept mois ? Neuf ? Au fur et à mesure le compte devient incertain, et le fait que j’ai cumulé depuis une semaine moins d’heures de sommeil qu’une personne normale en une nuit de week-end, avec grasse matinée s’il vous plait, commence à se faire ressentir. Et me semble plus significatif pour expliquer le problème. Je suis fatigué.
On pourrait s’apprêter à voir un zombie en me croisant, mais non. Pas de vrai symptome physique inquiétant. Parce qu’on ne se laisse pas le droit d’apparaitre fatigué, et qu’on y consacre beaucoup d’énergie. Alors je me dirige inexorablement vers les bus, les trains, les métros, l’agitation et la folie de la région parisienne. Mon changement de bus à 13h16, correspondance à 13h21. Mais nous sommes Dimanche, personne ne prend le bus, alors les chauffeurs arrivent un peu en avance aux arrêts. A tel point que le second bus arrive devant son arrêt avec cinq minutes d’avance. Cinq minutes avant moi, et moi… Je roule. Quatre kilomètres. Tout dans les nerfs, tirons sur les cordes de la machinerie, l’adrénaline est ma drogue. Je suis fatigué.
Le travail. Les joueurs, les collègues, la pression que je me mets à moi même pour être bon, pour être dans les meilleurs. Vouloir être aimé par les joueurs, par les voisins, par les bosses. Traiter beaucoup de problème, traiter bien les problèmes. Se remettre en question. Sa folie habituelle, sa communication. Remettre en question le boulot, discuter le bout de gras, essayer de faire en sorte que tout le monde devienne meilleur, entreprise comprise. Etre récompensé, mais à quel prix ? Pas de pause, pas de vrai repas, du stress. De la culpabilité quand tu ne fais pas assez, pas assez bien. Je suis fatigué, il parait.
Alors j’ouvre Facebook. Twitter. Le Répertoire Téléphonique. Les amis. Vouloir mériter leur amour.Essayer d’entretenir malgé la distance, ne pas réussir, et s’en vouloir, ne pas recréer de la distance avec ceux qui sont proches… Avoir changé tant de fois de région/pays/ensemble de groupes sociaux, c’est garantir une dispersion de ses forces. Coucou, toi, en Bretagne. Coucou, la Belgique. Comment ça se passe en Suisse ? Eh, Val, quel temps en Virginie de l’Ouest ? J’imagine qu’il pleut comme d’habitude à Carcassonne… Demandez à la Réunion ! Allo, ici Paris. J’aimerais les avoir tous près de moi. Je ne peux pas. J’essaie quand même. Se rabattre sur des inconnus virtuels qui finissent par devenir proches à leur tour. Remplir son agenda comme un ministre, pour ne rendre personne jaloux. Je suis fatigué, sans doute.
Mais qu’importe, puisque une fois Métro et Boulot passés dans un tourbillon d’événements rendus flous, Dodo arrive. La vie standard du Français moyen, qui rentre chez lui partager enfin quelques moments de vie avec son compagnon. Mais pour cela, il faut le chercher. Le chercher. L’Amour, en tout cas son embryon, afin de le construire. Ce truc batard qui permet de supporter le reste. C’est ça ou fondre dans les bras d’un inconnu pour un plaisir réchauffé au micro-onde. Vite consommé vite emballé, vite digéré. Le poids de ta sexualité, c’est comme ça que ça marche. Eblouï par la beauté, par les formes, les odeurs, la drogue sensuelle de la relation charnelle sans lendemain… ou refuser ce diktat. Se dire qu’on aimerait bien quand même. Ne pas oser. Ne pas vouloir ouvrir une porte vers… le vide, retenu à niveau par la force des bras encore accrochés à la poignée. Savoir que ce vide n’existe pas, mais avoir raté le coche. Vouloir trouver quelqu’un qui te fasse sourire. Le genre de modèle de personne, tu sais, tu le vois et tu le trouves plus beau que n’importe qui d’autre sur Terre. En sachant que c’est faux objectivement, mais que de toute façon, hein, on te laisse pas le choix, vu que dès qu’il bouge, tu perds l’équivalent du PIB Grec en points de QI. Espérer de toute ses forces que ce soit réciproque. Constater que ça ne l’est pas. S’accrocher, s’user, vouloir crier « Mais qu’est-ce qu’il me manque ? ». Se battre pour éventuellement obtenir un signe. Se battre pour interprêter tout comme un signe, histoire d’auto-entretenir son espoir. Se battre pour ne pas être trop envahissant, pour ne pas être trop loin, pour ne pas être oublié, pour être envisagé, pour être sincère et compréhensif. Se battre parce qu’on y croit, mais surtout se battre pour que l’autre y croit. Se dire qu’objectivement c’est étrange et rapide de ressentir cela, mais savoir ne pas être maître de cela. En sortir vanné. Je suis fatigué, j’entends dire.
Et quand enfin la nuit s’éveille avec ses codes, ses habitudes, ses activités discrètes, secrètes aux non-initiés qui se couchent comme l’illumination du Chateau de Versailles s’éteint, on regarde en arrière. La journée. Le Mois. L’ANNEE ? Ca fait un an presque que je vis cela. Un an de plus. 30 ans. Je n’ai pas vu le temps filer ces trentes années, et je reste aussi maladroit, innocent, idéaliste, passionné qu’à mes seize étés. Regarder les toits, regarder la pluie. Sentir l’orage. Respirer Paris à minuit. Se dire que demain tout recommence. Essayer d’être meilleur. Le défi personnel du jour sans fin, Marmotte en moins. Prendre le bus d’avant, changer finalement les roues de ces rollers, être plus agréable avec ses collègues, plus juste avec ses joueurs, plus rapide, plus efficace, plus autonome et pertinent pour ses responsables. Devenir plus tolérant encore. Faire rire ses amis, les toucher, faire en sorte qu’ils soient plus heureux, qu’ils se sentent privilégiés. Créer des plans machiavéliques qui fonctionnent afin de combler leurs célibats. Etre plus drole, être plus spirituel, être plus fin. Être un bon parti, quoi que cela puisse vouloir dire. Pas parce que fondamentalement tu es génial, mais parce qu’au moins, tu essaies. Être vrai dans ses sentiments, et transparent dans ses démarches. Et si enfin il se rendait compte que je suis vraiment gentil ? Et que je fais des efforts pour améliorer ce qui cloche encore ? Et si j’avais une promotion ? Et si je pouvais devenir le meilleur ami de quelqu’un, consoler les aventurières émo, éblouir deux trois personnes avec quelques paillettes sincères et un éclairage judicieusement choisi ? Et si ? Et si je dormais, un peu ?
Il est trois heure trente du matin. Je suis fatigué.