C'était il y a dix ans...

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Refaire le monde et exposer ses points de vue sur un management humain, rationnel, et impliqué.
Avoir l’air vindicatif, ne pas l’être vraiment, mais ressentir le manque d’être « en charge ».
Prendre de son temps sachant que personne ne nous attend ce soir.

L’heure file ! Déjà plus de bus ! Plutôt que remonter vers la gare des Chantiers, ce qui est la décision cohérente, descendre sur une impulsion vers Porchefontaine, pour parcourir la ligne sur la dernière portion vers la gare de Rive Gauche, quitte à arriver plus tard. C’est cela, le travail fin et méticuleux des Parques.

La porte s’ouvre. Il est là, devant moi. Son habituel sourire éclatant incrusté sur son visage. Le même sourire que celui que doit arborer Lífþrasir. Je le reconnais de suite. Il me reconnait immédiatement de même, et ose engager la conversation.

« Je te connais.
— Je te connais également. Le monde est petit. J’habite ici maintenant.
— J’habite ici aussi, mais c’est temporaire. »

Un silence s’installe. Pas grand chose. Les souvenirs reviennent. Sont-ils jamais partis ?

« C’est incroyable de se croiser ici après tout ce temps. Cela fait combien ?
— Huit, neuf ans ? je propose. Je suis parti peu de temps après, et j’ai voyagé avant d’arriver ici.
— C’est marrant, avec le contexte politique actuel, j’ai pensé à toi il y a deux trois semaines. Tu sais, on était devant le premier tour des fameuses élections avec le Front National, au travail, et tu as pris du temps pour m’expliquer et me faire comprendre les implications de ce qu’il se passait. Et tu m’as dit alors que tu n’aimais pas ton Papa, car il devait être heureux de voir cela… Cela m’a marqué. Tu as pris du temps. Pour moi. »

Il venait d’arriver d’Algérie, depuis quelques mois tout au plus. Nouveau pays, nouvelle culture. À peine le bac en poche, et encore. Les gens le dédaignaient pour cela ; Je lui ai expliqué les élections, ce qu’elles représentaient, ce qu’elles trahissaient, de l’élection prévisible de Chirac, de la vacuité démocratique de ce plébiscite à venir… J’étais son responsable pour la soirée, et on a discuté plutôt que je le pousse à reprendre ses activités. J’étais souvent son responsable. Les autres avaient tendance à le trouver lent, dissipé, trop perfectionniste, pas assez performant. L’avoir avec moi me frustrait souvent également, il faut le reconnaitre, et je le poussais durement et sans relâche, mais moi je le trouvais souriant, chaleureux, curieux, attachant. Son sourire disait qu’il était gentil et vierge de tout vice, et que le monde le laissait intact. Pur.

L’élection. Cela fait donc très exactement dix ans.

« Alors, qu’as-tu fais depuis ?
— J’ai continué un peu mes études, et je travaille dans le conseil ! »

Continuer un peu, c’est obtenir un master, puis partir en Suisse pour un diplome de commerce international, et finir par une grande école française. Ils en penseraient quoi, maintenant, ces petits chefaillons hautains qui le jugeaient à l’aune de sa capacité à assembler un Big Mac rapidement et à mémoriser la composition d’un Double Cheese ?

Il m’interroge sur mon propre devenir. Je lui parle des voyages. Des fuites en avant. De tous ces métiers qui n’ont rien à voir avec mes diplomes. De mon aterrissage dans le monde des jeux vidéos. Il me demande si je suis heureux. Une interrogation récente de ma sœur vient me hanter, qui fait écho à cette question, et qui y répond indubitablement. « As-tu déjà connu cet état, te dire que quoi que tu fasses, quoi que tu essaies, tu ne seras jamais heureux ? », m’a-t-elle demandé. J’ai essayé. Je n’ai fait que cela, depuis le début.

« C’est une chose que j’ai toujours admiré en toi, et j’ai toujours su que tu ne changerais pas cela : Tu fais ce qu’il te plait dans la vie, sans t’arrêter aux préjugés sur le travail, à l’échelle sociale, à ton passé… J’y repense souvent. Cela me donne la force de me dire qu’un jour moi aussi je ferai ce que je souhaite.
— Et que souhaites-tu ?
— Ouvrir un petit restaurant à moi…
— Alors étudie ton projet, prépare-le et fonce !
— Ma femme vient de finir ses études, mais oui, c’est en prévision pour après. »

On m’a demandé aujourd’hui si je pouvais considérer faire mon travail toute ma vie. La vie a des tels moyens de rire et bouleverser, par ces coïncidences incroyables.

La gare est arrivée, et alors que je m’apprête à descendre vers le château, il s’apprête à remonter vers la rue royale.

« Je suis très heureux de t’avoir recroisé ici, me dit-il en me serrant la main longuement et chaleureusement. »
Il le pense. Réellement. Je le pense également.
« Quand je me remémore cette période, ce qui me marque chez toi, c’est ta rigueur. Ta droiture. Ton organisation. Ton exigeance. J’ai beaucoup appris, et j’essaie de m’améliorer, mais je reste le moi chaotique d’alors, le plus souvent.
— Tu as bien mené ta barque, jusqu’à présent. Et un jour, sans doute, un restaurant. Bonne continuation dans ta vie.
— Toi de même, me répond-il. »

Le contact physique se rompt. Nous partons dans des directions diamétralement opposées. Je m’arrête, me retourne, et regarde le dos de l’homme qu’il est devenu et qui s’éloigne loin de l’embranchement du destin qui nous a fait nous croiser, dix ans plus vieux, lui dix ans plus sage, moi dix ans plus moi-même, me remémorant ces rides qui commencent à parsemer son visage naguère si nubile et lisse, songeant à mes cheveux clairsemés. Je retiens des larmes incompréhensibles et une émotion ineffable.

C’était il y a dix ans.

J’ai donc changé des vies et influencé des gens, à un niveau que je n’avais jamais soupçonné. Je ne me suis que rarement trahi, et je reste fidèle à mes valeurs, mais je ne pensais pas créer une empreinte de dix années chez quiconque. J’ai marqué non pas parce que je le voulais, mais parce qu’on a pensé que je le valais.

Grâce à un inconnu à l’accent berbère entrevu dans un train de banlieue, je me suis aimé, ce soir, un peu. Oui, Jalal, puisque je n’ai jamais oublié ton nom, je pense l’être, heureux. Mais j’espère que tu l’es et le resteras plus que moi.

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Publié le 10 octobre 2012